Patrice LUMUMBA
Le roi des Belges Léopold II exerce sur « l’État indépendant » du Congo une souveraineté personnelle de fait de 1885 à 1908, avant, sous la pression de l’opinion publique et les manœuvres diplomatiques, d’y renoncer et de faire « don », par testament, à la Belgique, de l’État indépendant du Congo, qui devient une colonie désormais appelée le Congo belge.
Que fut l’« État indépendant » du Congo ? Dans le magazine américain Times du 18 novembre 1895, le missionnaire étatsunien Murphy nous en donne un aperçu : « La question du caoutchouc est au cœur de la plupart des horreurs perpétrées au Congo. Elle a plongé la population dans un état de total désespoir. Chaque bourg du district est forcé d’en apporter une certaine quantité tous les dimanches au quartier-général. Le caoutchouc est récolté par la force ; les soldats conduisent les gens dans la jungle ; s’ils ne veulent pas, ils sont abattus, leurs mains sont coupées et portées comme trophée au commissaire. Les soldats se moquent bien de ceux qu’ils frappent et tuent, souvent des pauvres femmes sans défense et des enfants inoffensifs. Ces mains — les mains des hommes, des femmes et des enfants - sont alignées devant le commissaire qui les compte pour vérifier que les soldats n’ont pas gaspillé leurs cartouches. Le commissaire est rémunéré l’équivalent d’un penny par livre de caoutchouc récoltée ; c’est donc évidemment son intérêt d’en faire produire autant qu’il est possible. »
Avec le Congo, la Belgique obtient des matières premières peu chères. L’administration coloniale recrute des travailleurs forcés pour les plantations et pour les mines et impose même en 1926 la conscription générale.
Face à ce système un homme s’érige : Patrice Lumumba (né en 1925), qui joue un grand rôle dans son pays, dans la vie et l’œuvre de Tchicaya U Tam’si. Élève brillant, Lumumba a fréquenté l’école catholique des missionnaires puis, une école protestante tenue par des Suédois. Jusqu’en 1954 (année de la fondation d’un réseau d’enseignement laïque et de la première université), l’école ne donne qu’une éducation rudimentaire.
Lumumba se forme en autodidacte. Employé de bureau dans une société minière jusqu’en 1945, il travaille ensuite comme journaliste à Léopoldville (aujourd’hui Kinshasa) et Stanleyville (Kisangani) tout en étant employé de 2eclasse à la Poste. En septembre 1954, il reçoit sa carte d’« immatriculé », réservée par l’administration belge à quelques éléments remarqués du pays (200 immatriculations sur les 13 millions d’habitants de l’époque). Il découvre que les matières premières de son pays jouent un rôle capital dans l’économie mondiale, mais aussi que les sociétés multinationales ne font rien pour mêler des cadres congolais à la gestion de ces richesses. Il milite alors pour un Congo uni, se distinguant en cela des autres figures indépendantistes, dont les partis sont constitués davantage sur des bases ethniques, favorables au fédéralisme. Lumumba, lui-même est un Tetela (peuple bantou d’Afrique centrale). Il ne plaide pas pour une indépendance immédiate. Il crée le Mouvement national congolais (MNC), à Léopoldville le 5 octobre 1958.
Le 11 décembre 1958, il est présent à la Conférence des Peuples africains, à Accra, qui constitue pour lui un tournant politique essentiel. Il y rencontre, entre autres, Frantz Fanon, le Ghanéen Kwame Nkrumah et le Camerounais Félix-Roland Moumié, qui ont notamment en commun d’insister sur les effets délétères du régionalisme, de l’ethnisme et du tribalisme qui, selon eux, minent l’unité nationale et facilitent la pénétration du néocolonialisme. De retour au Congo, Lumumba rend compte de cette conférence le 28 décembre et détaille le programme du MNC : l’indépendance, devant plus de 10.000 personnes. Il décrit l’objectif : « Unir et organiser les masses congolaises dans la lutte pour l’amélioration de leur sort, la liquidation du régime colonialiste et de l’exploitation de l’homme par l’homme… » Lumumba dénonce bien sûr aussi les pillages des ressources du Congo, les mauvais traitements que continue de subir la population noire. En 1959, la répression s’abat sur les mouvements nationalistes. Le 4 janvier l’interdiction d’un rassemblement de l’ABAKO (association indépendantiste, l’Alliance des Bakongo) fait trois cents morts et deux mille blessés. Suite à cette tragédie, Lumumba écrit son poème « Pleure, Ô frère bien aimé ».
En novembre, lors du congrès national du MNC à Stanleyville, les gendarmes tirent sur la foule faisant 30 morts et des centaines de blessés. Lumumba, considéré comme le chef de la tendance radicale des indépendantistes, est arrêté le 1ernovembre. Jugé et condamné à 6 mois de prison le 21 janvier 1960, Lumumba est libéré cinq jours plus tard sous la pression populaire. Le gouvernement belge se trouve confronté à un front uni (cela n’arrivera pas deux fois) des Congolais et, à la surprise de ceux-ci, accorde immédiatement et « dans la plus totale improvisation » au Congo, l’indépendance, qui est fixée au 30 juin 1960.
Les premières élections générales de l’histoire du Congo (encore belge) ont lieu en mai 1960. elles sont remportées largement par le Mouvement national congolais (MNC) de Patrice Lumumba. Le dirigeant de l’ABAKO Joseph Kasa-Vubu, dans un souci d’unité nationale, est nommé président de la République et avalise aussitôt la nomination de Lumumba comme Premier ministre. D’emblée, lors de la cérémonie d’indépendance, devant le roi Baudoin, Lumumba prononce un célèbre, mémorable et virulent discours (le Discours du 30 juin), qui dénonce la politique coloniale belge depuis 1885 : « Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des « nègres ». Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses ; exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort même.... Qui oubliera enfin les fusillades où périrent tant de nos frères, les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d’injustice, d’oppression et d’exploitation. Nous qui avons souffert dans notre corps et dans notre cœur de l’oppression colonialiste, nous vous le disons tout haut : tout cela est désormais fini… »
Son discours fait l’effet d’une bombe du côté belge et de leurs alliés congolais. La réponse ne tarde pas. Dès le 11 juillet 1960, Lumumba est confronté à la guerre civile, avec la sécession, le 11 juillet 1960, du Katanga (1960-1965), vaste province au sud du pays, soutenue par la Belgique. Lumumba dénonce le fédéralisme comme une manœuvre néocolonialiste : «Ce qui se passe au Katanga, ce sont quelques colons qui disent : Ce pays devient indépendant et toutes ses richesses vont servir à cette grande nation, la nation des Nègres. » Moïse Tshombe et son non moins cynique et corrompu bras droit, Godefroid Munongo, recrutent des mercenaires belges et sud-africains, tandis que le gouvernement belge déploie des troupes. Lumumba décide de reprendre la région, mais l’ONU impose militairement un cessez-le-feu, qui empêche l’entrée des troupes congolaises. Lumumba en appelle à la solidarité africaine et réaffirme son intention de résister : « Tous ont compris que si le Congo meurt, toute l’Afrique bascule dans la nuit de la défaite et de la servitude. Voilà encore une fois la preuve vivante de l’Unité africaine. Voilà la preuve concrète de cette unité sans laquelle nous ne pourrions vivre face aux appétits monstrueux de l’impérialisme… Entre l’esclavage et la liberté, il n’y a pas de compromis ».
La Belgique voit ses intérêts menacés par Lumumba, mais garantis par le jeune et docile gouvernement katangais. Ne recevant qu’une aide limitée de l’ONU face à ses ennemis sécessionnistes ; Lumumba se tourne vers l’Union soviétique, qui lui envoie des engins de transport militaire.
Un coup d’État, soutenu par la CIA, éclate à Léopoldville le 14 septembre 1960, par lequel Joseph Désiré Mobutu prend le pouvoir. Le nouveau régime reçoit le soutien du président Kasa-Vubu et de l’ONU. L’auteur de ce coup d’État ? Un traitre, membre du MNC (le parti de Lumumba), secrétaire d’État du gouvernement indépendant, puis chef d’état-major, à l’âge de trente ans : Joseph-Désiré Mobutu. Celui qui se rebaptisera Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga (« Mobutu le guerrier qui va de victoire en victoire sans que personne puisse l’arrêter »), fait arrêter et assigne à résidence Lumumba, qu’il dénonce comme pro-communiste. Lumumba organise aussitôt un gouvernement clandestin et s’échappe le 27 novembre avec sa famille. Il est de nouveau arrêté, à Port-Francqui, le 1erdécembre 1960, avec deux de ses amis, figures de proue du MNC, Joseph Okito (vice-président du Sénat), Maurice Mpolo (ministre de la Jeunesse et des Sports). Le 16 janvier, à l’issue d’une réunion et d’un vote : les « autorités » congolaises, dont le président congolais Kasa-Vubu, le chef d’état-major Mobutu, mais aussi des représentants des services secrets belge (et donc, de l’État belge) et de la CIA (et donc, des États-Unis), qui a déjà tenté de l’éliminer à deux reprises, votent la mort, l’assassinat de Lumumba, de Okito et de Mpolo. Qui sont transférés à Élisabethville, au Katanga, le 17 janvier 1961.
Pourquoi ces assassinats ? Perçu comme communiste par l’ONU et les États-Unis pour avoir reçu l’aide de Moscou en pleine guerre froide ; Lumumba est jugé comme une menace par la Belgique (ses intérêts économiques, notamment dans le secteur minier). Patrice Lumumba prône une rupture radicale avec l’ordre colonial. Mais, n’a-t-il pas « signé » son arrêt de mort dès son discours, lors de l’indépendance du Congo, le 30 juin 1960 ? « On veut me tuer. Je mourrai comme Gandhi. Si je meurs demain, c’est qu’un Blanc aura armé la main d’un Noir. J’ai fait mon testament. Le Peuple saura que je me suis offert en otage pour sa liberté », disait Lumumba. C’est en cours.
Lumumba, Okito et Mpolo, sont une dernière fois torturés et battus à mort par des responsables katangais, en présence de Moïse Tshombé, mais aussi de quatre représentants des autorités belges. Ils sont fusillés tous les trois le soir même par des soldats sous le commandement d’un officier belge, à proximité du village de Tshisukwe, à 50 km au nord-ouest de Lubumbashi. Lumumba avait 35 ans et passé à peine six mois au pouvoir.
Le lendemain, une opération est menée par des agents secrets belges pour faire disparaître dans l’acide les restes des victimes, découpées auparavant en morceaux. Avec un instinct qui défie la cruauté ; l’un des deux policiers belges chargé de la besogne arrache auparavant deux dents sur le corps de Lumumba. Un macabre trophée qu’il ne dévoilera qu’en 1999, avant d’expliquer l’avoir jeté dans la mer du Nord… La justice belge perquisitionnera finalement chez sa fille en 2016. Il ne reste alors plus qu’une des deux dents. Il ne « subsiste » plus qu’une dent de Lumumba, ce géant.
Plusieurs des partisans de Lumumba sont exécutés dans les jours qui suivent son assassinat, avec la participation de militaires ou mercenaires belges. La scène absolument insoutenable, ouvre et ferme le film Lumumba[1] (2000), un chef d’œuvre (il en réalisera d’autres, dont I Am Not Your Negro, 2016 et Le Jeune Karl Marx, 2017) du grand réalisateur haïtien Raoul Peck. « Sans justice, il n’y a pas de dignité. Sans dignité, il n’y a pas de liberté… » disait Patrice Emery Lumumba. La tragédie de Lumumba, de Okito et de Mpolo, est en tous points la tragédie du Peuple congolais. Au Congo, il n’y aura ni dignité, ni justice, ni liberté.
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
[1] Les circonstances et les responsabilités de l’assassinat de Lumumba refont surfaces en 2000 grâce, surtout, à la parution du livre du sociologue belge Ludo De Wiite (L’assassinat de Lumumba, éd. Karthala, 2000), mais aussi au film de Raoul Peck et aux aveux (à vomir) de l’ex-commissaire de police (alors chargé alors de mettre en place une « police nationale » katangaise), Gérard Soete, 80 ans, qui, une nuit de janvier 1961, avoue avoir fait disparaître à la scie et à l’acide le corps du martyr congolais, après « s’être saoulé pour se donner du courage. » Et il conclut : « Je pense que nous avons bien fait, pour sauver des milliers de personnes et maintenir le calme dans une situation explosive. » En Belgique, une « commission d’enquête parlementaire consacrée aux responsabilités belges dans la mort de Lumumba, est mise sur pied. Les conclusions du rapport sont présentées en novembre 2001. Sont reconnues : « la volonté du gouvernement belge de démettre Lumumba, jugé prosoviétique, et les moyens financiers qu’il mit en œuvre pour y parvenir », la « responsabilité morale de certains membres du gouvernement belge et d’autres acteurs belges ». Mais il réfute l’idée que la Belgique soit responsable. Le 5 février 2002, après examen du rapport par la Chambre des représentants belge, le ministre belge des Affaires étrangères, Louis Michel, présente ses « excuses » et ses « profonds et sincères regrets » au peuple congolais pour le rôle de son pays dans la mort, en 1961, du Premier ministre congolais Patrice Lumumba. Devant son fils aîné, François Lumumba, venu exprès à Bruxelles, Louis Michel reconnait que la Belgique a fait preuve d’« apathie et de froide indifférence à l’égard du premier chef de gouvernement du Congo indépendant, un manquement grave en termes de bonne gestion et de respect de l’État de droit ».
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : Tchicaya U TAM’SI, le poète écorché du fleuve Congo n° 54 |